Phédon


Le Phédon, parmi les plus beaux dialogues de Platon, a pour thème l’immortalité de l’âme, et succède à l’Apologie de Socrate et au Criton. Platon, malade le fatal jour [59b], dans la bouche de Phédon nous y raconte l’ultime entretien de son maître avec ses « disciples » — apologie en huis-clos [63b], le jour où il dut boire le poison, ce jour retardé par l’arrivé, de Délos, du vaisseau commémorant les sacrifices des athéniens à l’époque d’Egée et de son fils Thésée (l’épisode du Minotaure). On retiendra surtout ce dialogue de jeunesse préfigurant les théories plus systématiques du vieux Platon, et ce d’une manière quelquefois étonnante.

Le dialogue se divise en deux parties, la première desquelles demandant s’il y a quelque chose en nous de distinct du corps et qui lui survit (I), et la seconde exposant les lieux où se trouvent les âmes après la mort (II).

En aval du dialogue, aussi nous souviendrons-nous de Caton le lisant avant de se donner la mort.


I. L’âme est distincte du corps et lui survit


L’entrée en matière du dialogue [60b] disserte du plaisir et de la douleur qui, outre qu’ils ne peuvent coexister, sont nécessairement liés dans la succession, puis de l’impiété de se donner la mort.


1. L’antithèse entre âme et corps ; l’analogie entre vérité et erreur


[64c] ἡγούμεθά τι τὸν θάνατον εἶναι;
πάνυ γε, ἔφη ὑπολαβὼν ὁ Σιμμίας.
ἆρα μὴ ἄλλο τι ἢ τὴν τῆς ψυχῆς ἀπὸ τοῦ σώματος ἀπαλλαγήν;

Pensons-nous la mort être quelque chose
Tout à fait, répondit Simmias.
N’est-t-elle pas la séparation de l’âme et du corps ?


Socrate demande ensuite si le philosophe poursuit les plaisirs du corps, ou s’il les méprise quand la nécessité le permet ; si au contraire le travail du philosophe n’est pas plutôt de chercher à libérer son âme.


[65b] ἆρα ἔχει ἀλήθειάν τινα ὄψις τε καὶ ἀκοὴ τοῖς ἀνθρώποις;
Est-ce que la vue et l’ouïe de l’homme ont quelque vérité ? [...]

πότε οὖν, δ᾽ ὅς, ψυχὴ τῆς ἀληθείας ἅπτεται; ὅταν μὲν γὰρ μετὰ τοῦ σώματος ἐπιχειρῇ τι σκοπεῖν, δῆλον ὅτι τότε ἐξαπατᾶται ὑπ᾽ αὐτοῦ.
Quand donc l’âme atteint-elle la vérité ? Car quand elle essaye d’examiner quelque chose avec le corps, il est clair qu’il la trompe.

[65c] ἀληθῆ λέγεις.
ἆρ᾽ οὖν οὐκ ἐν τῷ λογίζεσθαι εἴπερ που ἄλλοθι κατάδηλον αὐτῇ γίγνεταί τι τῶν ὄντων;
Tu dis vrai.
Donc en pensée [dans le réfléchir], si cela arrive ailleurs, quelqu’une des choses devient pour l’âme manifeste.


Il faudra donc que l’âme soit détachée des sens, des plaisirs, des douleurs du corps, puisque au-delà de la barrière qu’ils créée, les choses de l’âme (la justice, le bien, le beau) leur sont invisibles ; et puisqu’au-delà de toutes choses, leur essence, ce que chacune est [ τυγχάνει ἕκαστον ὄν], le corps est non seulement d’aucune aide, mais un obstacle [65e].

Ayant établi que seule l’âme séparée du corps — purifiée [κεκαθαρμένην, 67c] — peut accéder à la vérité, Socrate rappelle que la mort est la séparation des deux, et poursuit son discours disant que la vertu est pure de toute passion.


2. L’âme est immortelle


Alors Cébès, un des protagonistes, soulève l’objection de la mortalité de l’âme, amenant une question nouvelle non résolue par la précédente ; en effet, dire que l’âme ne connaît qu’épurée du corps auquel elle est liée pendant la vie ne présuppose nullement que celle-ci lui survive.

(1) Socrate commence son exposé par l’opinion que les âmes vont aux enfers pour ensuite renaître : il faut donc qu’elles existent pendant cet intervalle, et savoir si les vivants naissent des morts, et en général toute chose de son contraire [70e].


Οἷον ὅταν μεῖζόν τι γίγνηται, ἀνάγκη που ἐξ ἐλάττονος ὄντος πρότερον ἔπειτα μεῖζον γίγνεσθαι;
Ναί.

Par exemple, quand une chose devient grande, s’il est nécessaire qu’elle ait été d’abord plus petite.
Oui.


Après avoir dit que lors du passage d’un contraire à l’autre il faille un intermédiaire, Socrate transporte son argument dans l’argument de la vie et de la mort [71c].
Il précise aussi que sans contrariété, — s’il n’y avait que le sommeil par exemple :


ταχὺ ἂν τὸ τοῦ Ἀναξαγόρου γεγονὸς εἴη, « ὁμοῦ πάντα χρήματα».

Très vite [le mot d’] Anaxagore serait arrivé : « toutes choses seraient confondues [mêmes]. »


et que si tout venait à mourir, tout finirait.

(2) [72e] Les choses que nous savons ne sont que réminiscence [ἀνάμνησις]. Quelquefois on se souvient, en voyant quelque chose, de quelque chose d’autre, surtout pour des choses que le temps ou l’inattention a fait oublier. Et si en voyant un cheval peint [γεγραμμένον] l’on peut se souvenir d’un humain, à plus forte raison en voyant le portrait d’un tel on se souviendra de lui. La réminiscence — et ceci est déduit de l’expérience — provient donc tantôt de choses semblables, tantôt de dissemblables.
Et par-delà l’égalité entre deux pierres, mais d’elles, l’on connaît l’idée d’égalité. Mais de deux pierres souvent les mêmes, il arrive qu’elles paraissent une fois égales, l’autre fois inégale.
[74c] Hors l’égalité n’est jamais une inégalité [ ἰσότης ἀνισότης;]
Les objets égaux et l’égalité ne sont donc pas la même chose.

Il faut enfin savoir que reconnaître deux pierres comme égales impliquent de connaître l’égalité. Et puisque les sens nous servent dès notre naissance, cette connaissance vient d’avant elle ; l’âme existe donc avant la naissance.

(3) [78b] Ceci n’est, pour l’auditoire, qu’insuffisant pour prouver la survivance de l’âme après la mort, malgré l’argument des contraires (1). La dissipation donc ne convient qu’aux choses composées, et ainsi du contraire. La chose qui ne change point n’est pas composée : quand la Beauté, invisible [ἀιδές], point ne change, une belle chose s’altère.

Quand l’âme, au moyen du corps, les sens, s’abîme ivre dans la matière, elle sait, en examinant une chose par soi, s’élever vers les régions de sa nature,

εἰς τὸ καθαρόν τε καὶ ἀεὶ ὂν καὶ ἀθάνατον καὶ ὡσαύτως ἔχον
vers ce [qui est] pur, toujours étant et immortel, ayant l’identité.

voilà qui est sagesse. L’âme s’assimile bien mieux à ces choses immuables.

(4) [79e] Autre moyen de le prouver : ce qui est divin, l’âme, commande au corps.

(5) [81b] Mais si l’âme a servi le corps, elle ne peut aisément s’en délier, mais s’en va errer puis rejoindre un corps, εἰς τὰ τῶν ὄνων γένη ou espèces de ce genre. Celle qui a aimé l’injustice, la tyrannie, εἰς τὰ τῶν λύκων τε καὶ ἱεράκων καὶ ἰκτίνων γένη. Quant aux hommes tempérants et juste, leur âme s’en va vers les espèces « politiques », les abeilles par exemple, ou l’humaine. Le travail de la philosophie est donc de détacher l’âme des passions et désirs.


3. Les objections de Simmias et de Cébès


(1) [85e] L’âme harmonie : les caractères d’invisibilité et d’immatérialité de l’âme entraînent-ils, comme l’harmonie — invisible et immatérielle — d’une lyre bien accordée ayant le besoin de ses cordes (matérielles), l’immortalité ?

(2) [87b] L’âme, comme le tisserand, dure plus que le corps, comme le vêtement de celui-là. Or, comme le tisserand, et parce que son dernier vêtement lui survit, l’âme quitterait le corps quand celui-ci est encore. A plus forte raison, si l’on considère que le tisserand [l’âme] dure plus que ses vêtements successifs [le corps], dont le dernier est encore, lui doit encore être. Or rien ne prouve que l’âme ne meure pas après son dernier vêtement ; de plus, une fois partie, le vêtement se corrompt vite.

Socrate réfute d’abord Simmias : s’il lui concède l’anamnèse, l’âme ne peut être comme l’harmonie d’un corps, puisque celle-ci veut que le corps la précède. De plus, (a) l’harmonie tombe sous le degré (plus ou moins) du sensible ; (b) le vice ne saurait être dans aucune âme, puisque l’harmonie de l’âme ne saurait se joindre à une dissonance ; (c) l’âme contredit souvent les cordes des passions, ce que ne fait pas l’harmonie : le corps de la lyre commande.

Il s’occupe ensuite de Cébès :


[100c] φαίνεται γάρ μοι, εἴ τί ἐστιν ἄλλο καλὸν πλὴν αὐτὸ τὸ καλόν, οὐδὲ δι᾽ ἓν ἄλλο καλὸν εἶναι διότι μετέχει ἐκείνου τοῦ καλοῦ· καὶ πάντα δὴ οὕτως λέγω.

Il me semble, s’il est un autre beau outre le beau en soi, celui-là ne l’est, non à cause d’autre chose, mais parce qu’il participe à celui-ci, et ceci je le dis de toutes choses.


Il poursuit l’argument avec le Grand et le Petit — des contraires — en montrant que dépasser quelqu’un d’une tête n’est pas la mesure de la grandeur, mais l’étalon de la Grandeur, du modèle, l’est.
Et [102b] si Simmias est plus grand que Socrate et plus petit que Phédon, il participera à la grandeur et la petitesse en même temps. Mais en elles-mêmes Grandeur et Petitesse ne peuvent point devenir leur contraire (à ne pas confondre avec une chose qui naît de son contraire ; ainsi le feu cédera au froid, la neige à la chaleur, sans que froid ni chaleur ne changent).
Par analogie — vie/mort et âme/corps — Socrate montrera que l’âme ne recevra pas la mort, immortelle comme le nombre trois est impair, sans pouvoir jamais devenir pair. Communes par nature à l’âme, nous voyons donc qu’en amont de ces raisonnements c’est la séparation de ces idées qui supporte les arguments de la préexistence et de l’immortalité de l’âme.


II. Les lieux où se trouvent les âmes après la mort


Platon préfigure le même déplacement opéré par l’allégorie de la Caverne de la République :


[109c] Εμᾶς οὖν οἰκοῦντας ἐν τοῖς κοίλοις αὐτῆς λεληθέναι καὶ οἴεσθαι ἄνω ἐπὶ τῆς γῆς οἰκεῖν, ὥσπερ ἂν εἴ τις ἐν μέσῳ τῷ πυθμένι τοῦ πελάγους οἰκῶν οἴοιτό τε ἐπὶ τῆς θαλάττης οἰκεῖν καὶ διὰ τοῦ ὕδατος ὁρῶν τὸν ἥλιον καὶ τὰ ἄλλα ἄστρα τὴν θάλατταν ἡγοῖτο οὐρανὸν εἶναι.

Nous ne nous apercevons pas que nous habitons en ses creux [de la terre], et croyons habiter en haut de la terre comme si quelque habitant dans la profondeur de la mer croyait à sa surface et, voyant à travers l’eau le soleil et les autres astres prenaient la mer pour le ciel.


Il est une terre pure dans le ciel, analogue à celle qu’un poisson verrait en sautant par-dessus les eaux de son monde, objet de la fable suivante : outre ses couleurs merveilleuses, elle est habitée par des hommes, animaux, bocages et dieux, pour lesquels l’air est notre eau, l’éther notre air ; emplie d’abîmes dont le plus profond est le Tartare et dans lequel tous les fleuves convergent. Eux sont de quatre sortes : l’Océan d’abord, le plus superficiel, à l’opposé de l’Achéron, entre lesquels coule Puriphlégéthon, à l’opposé duquel est le Cocyte. Les âmes ni vicieuses ni vertueuses vont errer dans les marais de l’Achéron où ils se purifient. Les incurables sont précipités dans le Tartare. Les vertueux enfin, que la philosophie a purifiés, vont vers la terre pure.

Voir enfin le Timée, pour une manière analogue de ces destins.





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