Aristote, dans la métaphysique (A, 6), offre une
excellente approche à la philosophie de Platon, en particulier à celle qui
traite des idées en général.
De sa
jeunesse, Platon est devenu familier avec Cratyle et les doctrines [δόξαις] d’Héraclite, — que toutes les choses perpétuellement
fluent et que de celles-ci il n’y a nulle science, — à laquelle il resta
fidèle. Et quand Socrate, qui ne
s’occupait que des questions morales et non de l’ensemble de la Nature, chercha
dans celles-là l’universel et en premier plaça [επιστήσαντος] la pensée [την
διάνοιαν] sur les définitions [ορισμων], Platon accepta [son enseignement] et
considéra que le sensible ne concerne pas les définitions [ou l’universel], mais quelque chose d’autre ; il est en effet
impossible qu’il existe une définition commune de choses sensibles qui sont
toujours changeantes. Il donna à ce quelque chose d’autre le nom d’Idées
[ιδέας], et dit des sensibles qu’ils en sont séparés [παρα ταυτα] et sont
nommés d’après elles [κατα ταυτα] ; la pluralité sensible existe selon une
participation [κατα μέθεξιν] et porte le même nom que les Idées. De la
participation seul le nom a changé : en effet, quand les Pythagoriciens disent des choses
qu’elles imitent les nombres, Platon dit qu’elles participent aux Idées — seul
le nom a changé. Quant à la nature de cette participation ou imitation, cela est
laissé dans l’indécision. (mét. A 6)
Nous sommes mis en
présence avec deux mondes, dont la doctrine respective trouve son origine chez
les présocratiques et Socrate.
D’un côté, le monde sensible [τόπος ορατός], objet de
nulle science puisque changeant, est impropre à l’étude des mœurs.
De l’autre, le lieu des idées [τόπος νοητός] permet
cette étude mais soulève le problème de la relation qu’il entretient avec le
monde sensible. En effet, si les idées sont une essence éternelle, immuable,
existant par soi et indépendamment de la pensée ; si elles sont
transcendantes à la sensation et que celle-ci ne peut les appréhender — seul
l’intellect, le νους, le peut, — comment pratiquer l’intention du divorce entre
ces deux mondes ?
La participation [μέτεξις] rend praticable ce chemin, et implique que
les idées en réalité sont la cause des choses sensibles, qui n’en sont que les
pâles copies.
[...]
Il me semble que si fors le Beau en soi [αυτό το καλόν] il existe quelque chose
de beau, celui-ci n’est beau que parce qu’il participe [μετέχει] de celui-là ; je dis qu’il en est ainsi
pour toute chose. Es-tu d’accord avec ce genre de cause ?
Je
suis d’accord, dit-il.
Maintenant,
je ne comprends plus ni ne puis voir les autres savantes causes. Si quelqu’un
me dit que ce qui rend une chose belle est sa couleur fleurissante, ou sa forme
ou quelque autre chose de cette sorte, je laisse tout cela — qui me trouble —
et m’en tiens simplement, sans art [ατέχνως] et naïvement [ευήθως] peut-être, à
ceci, que rien d’autre ne la rend belle que la présence [παρουσία] ou la communication
[κοινωνία], appelez-le comme vous voulez, de la Beauté en soi qui s’y attache.
(Phédon, 100d)
C’est cette présence de
l’idée, à laquelle la chose doit tout ce qu’elle possède d’intelligible, qui
permet de rendre beau, par exemple, toutes les belles choses.
On appelle aussi les Idées
« formes intelligibles » (voir ιδέα, είδος), et elles sont d’abord
développées à la fin du Cratyle :
[...]
les très anciens hommes qui ont institué les noms étaient comme la plupart des
philosophes actuels, qui tournent en tous sens à la recherche de quelle nature
sont faites les choses, et en ayant eu le vertige il leur semble que les choses
tournent elles-mêmes. (411b)
[...]
Regarde,
merveilleux Cratyle, une question de laquelle souvent je rêve ;
devons-nous dire que le Beau [αυτο κάλον], et le Bien, et n’importe quelle
chose de cette sorte, existe ou non ?
Il me
semble que c’est, ô Socrate.
Alors
étudions-la, et non si un visage est
beau, ou quelque chose de cette sorte est belle, et il semble que toutes sont
dans un flux perpétuel [πάντα ρειν] : mais le Beau en soi n’est-il toujours ce qu’il est ?
Nécessairement.
Ainsi, pour qu’il y ait
connaissance, il faut que son objet soit stable. Revenons donc au texte
d’Aristote aller un peu plus loin :
De
plus, à côté des sensibles et des Idées [είδη] il existe un intermédiaire, les Choses mathématiques, différant des
sensibles en étant éternelles et immobiles [αίδια και ακίνητα], et des Formes
[είδων] en ce qu’il y a beaucoup de choses mathématiques similaires, quand la
Forme est en soi unique et singulière. Et puisque les Formes sont causes de
toute chose, il a supposé que leurs éléments sont ceux de toute chose. En
conséquence le principe matériel est
le Grand et le Petit, et le principe
formel [ουσίαν] l’Un, car du Grand et du Petit et de la participation de
ceux-ci à l’Un naissent les nombres Idéaux. En traitant l’Un comme substance au
lieu d’un prédicat d’une autre chose [έτερον] que l’on dit une, Platon tombe
d’accord avec les Pythagoriciens, et admet avec eux que les nombres sont les
causes de la substance [της ουσίας]. Mais il est propre à Platon de faire de
l’Infini unique une dyade [του απείρου ως ενος δύαδα ποιήσαι] et le constituer
du Grand et du Petit. Il lui est aussi particulier de voir les nombres comme
distincts des choses sensibles, alors que pour les Pythagoriciens les choses
sont nombres, sans poser les Choses mathématiques comme des êtres
intermédiaires. Ainsi, s’il mit à côté des sensibles l’Un et les nombres —
contrairement aux Pythagoriciens, — et s’il introduisit les Idées [η των είδων
εισαγωγή], cela était dû à ses recherches logiques (car ses prédécesseurs ne
participaient pas à la dialectique).
Ainsi, les objets mathématiques
permettent, outre la participation, de placer un intermédiaire entre le divorce
des sensibles et des Idées (les modèles). On peut donc établir une hiérarchie
des êtres comme suit :
Les Idées (nombres et grandeurs idéaux ; idée de singularité)
Les objets mathématiques (μέταξυ)
Les choses sensibles.
On pourra notamment se
référer au livre VI de la République :
Conçois
donc, dis-je, comme nous disions, deux monarques dont l’un est souverain sur le
genre et la région de l’intelligible, et l’autre sur le visible [ορατού], pour
ne pas dire le ciel [ουρανού] et jouer sur les mots. Mais appréhendes-tu ces
deux genres, visible, intelligible ?
Oui.
Prends
donc une ligne coupée en deux parties inégales, coupes à nouveau les deux
sections (c’est-à-dire le visible et l’intelligible) en deux parties de même
proportion [ανά τον αυτόν λόγον] ; et en classant ces segments selon leur
degré de clarté ou d’obscurité, tu auras, dans le monde visible, les images
[τας εικόνας]. Par images je dis d’abord les ombres [τας σκιάς], et ensuite les
reflets [φαντάσματα] dans l’eau ou à la surface des choses compactes, lisses et
brillantes, et toutes les choses de ce genre, si tu comprends.
Je
comprends.
Pose
ensuite le segment qui correspond aux objets que représentent ces images,
c’est-à-dire les animaux qui nous entourent, les plantes et tous les objets
faits par l’homme [σκευαστόν].
Je le
pose, dit-il.
Serais-tu
d’accord de dire, dis-je, que la division conserve cette similitude, que
l’opinion est à la science ce que l’image est à l’objet ?
Je le
serais.
Examine
donc encore comment il faut découper le monde intelligible.
Comment ?
De
telle sorte que pour atteindre une de ses parties, l’âme soit obligée de
chercher en traitant comme images les choses imitées dans la division
antérieure, et au moyen d’hypothèses elle convoie non vers un principe, mais
vers une conclusion. Tandis qu’il y a une autre section dans laquelle elle
avance en partant d’une hypothèse vers un principe anhypothétique, sans faire
usage des images utilisées dans la première section, mais seulement des idées.
Socrate, après cette
assertion, va diviser en deux le segment du monde intelligible, en mettant
d’une part les figures (géométriques, arithmétiques) visibles et de l’autre
celles intelligibles. Les premières, intermédiaires
entre l’opinion et l’intelligence, sont celles qui ont recours aux
hypothèses. Les secondes sont atteintes par la dialectique (511b), qui est la science qui permet
d’atteindre la vérité (elle s’oppose à la rhétorique comme la logique au
langage).
On voit qu’à l’Idée
correspond la connaissance, au sensible l’opinion, et que ces deux segments
sont eux-mêmes divisés en deux, les choses mathématiques étant compris dans le
segment de l’intelligible (νοητός). Quant à la division du segment du sensible
(ορατός), il sert surtout à parvenir à la première division, en procédant par
l’analogie mentionnée dans le texte.
Contrairement à Aristote,
Platon utilise volontiers l’exemple de l’art, de la production humaine, pour exemplifier
sa théorie. Par exemple :
Si la
navette casse pendant qu’il la fabrique, en fera-t-il une autre regardant celle
qui s’est cassée, ou bien vers la forme [είδος] de laquelle il a fait la
première ?
Vers
celle-là, il me semble.
Donc
elle devrait être appelée la navette par excellence ? (Cratyle 389a)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire